Couleur des mots...

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PETITES NOTES SUR LES APHORISMES II. 1 A 29... B. VIARD

PETITES NOTES SUR LES APHORISMES II. 1 A 29...

 

PAR BÉATRICE VIARD

Les Yoga-Sûtra de Patanjali se composent de quatre chapitres ou, pour être plus exact, quatre pieds, car c'est bien du mot "pâda" qu'il s'agit ("podos" en grec,"pedis" en latin). Le quatrième chapitre ou quatrième pied va permettre à la cathédrale d'élancer sa flèche vers la liberté (kaivalya), à l'assaut du vide. Kaivalya, l'issue, l'échappée, ne peut se faire que sur un parfait équilibre, car seul l'appui maîtrisé des quatre pieds au sol rend l'envol possible.

Un pied pour s'élever...

Pour atteindre ce but (l'élévation inébranlable et tranquille de la flèche), il faut positionner les quatre pieds ensemble jusqu'à la "perfection" (traduction littérale de samâdhi : sam / complètement ensemble, parfaitement ; â / jusqu'à ; dha / posé). Ce positionnement de la base, c'est le projet du premier chapitre.

Au départ, le premier pied levé invite en quelque sorte au voyage. Dans le sens de "clarté de l'esprit", samâdhi suggère moins de lourdeur, moins de souci, moins d'obscurité, une attraction irrésistible qui déjà amène l'oisillon vers le bord.

Pour cela il faut "l'exercice répété vers l'être en équilibre" (abhyâsa), et ce pas du départ, suspendu, fait que ce qui est derrière est "passé" : attaches rompues, amarres larguées, quelque chose que Patanjali appelle "détachement" (vairâgya).

 

L'autre pied pour stabiliser

Alors, à ce funambule qui cherche à capturer le vide, à ce navigateur antique qui s'éloigne des côtes, il est donné pour viatique un deuxième pied ou deuxième chapitre, celui de la marche, celui qu'il faut mettre devant l'autre et qui ressemble à ce que les philosophes appellent "la méthode" (le chemin à suivre, du grec odos / chemin). Patanjali dit sâdhana, mot où l'on devine l'idée de cheminement. Quelque chose comme ce long serpent d'étoiles qui va guider le berger, le marin et tous les égarés de la nuit du monde.

Ce second pied, c'est celui qui aide, qui soulage, qui prévient la chute. Carte de géographie pour celui qui cherche son chemin, mais carte du Tendre aussi, qui donne à cette philosophie sa particularité de bienveillance, de prévenance, qui la distingue de toute autre ; sa sollicitude, ce regard sur l'homme qui non seulement lui indique des directions, un chemin, mais qui aussi le regarde lui, l'homme, comme il est, avec ses grandeurs et ses misères, ses combats intérieurs, ses sursauts, ses reculs, son humanité. L'ayant bien regardé, tout entier, elle lui donne la boussole, le sextant, la lunette, tout instrument nécessaire à la réussite de la traversée.

 

Cartes tirées aussi au grand jeu de la vie, dont les trois atouts majeurs se nomment "discipline" (tapas), "réflexion" (svâdhyâya) et "abandon du fruit des actes" (îshvara­pranidhâna) ; ils ont comme pouvoirs conjoints de faire advenir la perfection (samâdhi) et d'atténuer les tourments (klesha, YS II.2). Chaque joueur devra reconnaître le moment favorable pour jouer l'un plutôt que l'autre, sachant qu'à la fin de la partie il devra avoir utilisé les trois.

Sans même savoir toujours quel en est le but, l'homme est engagé dans une grande et incontournable traversée. Navigateur toujours, naufragé parfois, il est entouré d'éléments mobiles en continuelle métamorphose et toujours en quête de son équilibre. Le deuxième chapitre des Yoga-Sûtra est pour lui comme une sorte de guide, d'ange gardien, ou cette carte précieuse qui permettra de trouver le trésor enfoui : kaivalya, décrit au quatrième chapitre.

 

Éveiller la conscience intérieure

Dans les contes il y a toujours une fée sage et bonne qui veille. L'histoire de Pinocchio fournit une belle métaphore de cette condition humaine à la recherche incessante de son chemin et de sa conduite. Au départ, Pinocchio est un petit pantin de bois façonné avec amour par le vieux Gepetto. La fée bleue lui donne vie pour réaliser le vœu le plus cher de Gepetto. Voici donc le petit bonhomme

vivant mais sans conscience, libre de ses mouvements mais en fait totalement asservi aux sollicitations qui l'entourent. Il lui manque la faculté de juger, le sens moral, la possibilité de dire « non ». Balloté par les événements au gré des tentations et des désirs qui se présentent à lui, il est inévitablement entraîné dans une suite sans fin de périls et de catastrophes.

 

Métaphore de l'enfant; sans doute, mais cette enfance-là est-elle à jamais révolue ?

Pinocchio, c'est l'homme sans "conscience spirituelle" (purusha), le char sans cocher, livré à la folle et hasardeuse course de l'attelage. Dans l'histoire dont chacun de nous est le piètre héros, il peut y avoir un texte qui joue le rôle de la bonne fée, surtout lorsque, appris par coeur, "déposé au-dedans", il est là comme un trésor, comme une réserve secrète, vivante, inépuisable.

Alors, à notre navigateur de l'absolu, le deuxième chapitre décrit les tourments (klesha) dont il va falloir faire taire un peu le bruit et la fureur. Ce sont toutes les erreurs d'appréciation (avidyâ) qui rendent la navigation difficile, l'intrépidité du défi contre les éléments quand on en fait une affaire personnelle (asmitâ), la passion (râga) ou l'aversion (dvesha) qui déforment sa vision, la peur (abhinivsha) dévorante qui guette tout au long du voyage.

 

Éviter la misère

Ces pièges lui sont décrits l'un après l'autre (YS II.3 à 9) : on a déjà moins peur de l'inconnu lorsqu'on le saisit dans le faisceau de sa lampe... Pendant cette accalmie due à la familiarisation, sa marraine la fée lui glisse une nouvelle formule dans l’oreille formule dans l'oreille : dhyâna (YS II 11), l'invitation à une enquête généralisée sur la cause de l'effet, la cause de la cause, et l'effet de l'effet (YS II.12). Un cercle, un encerclement même, une ronde d'éléments furieux s'agitent autour de lui ! Il perd courage, il va renoncer, il lui semble qu'il ne parviendra jamais à rompre le cercle. A ce moment-là tout est douleur (YS II.15).

 

Mais à ce moment-là aussi la fée bleue glisse dans le conduit de son oreille en bois une ritournelle qui le frappe, quelque chose comme une comptine que lui chantait souvent Gepetto quand il était petit

heyam duhkham anâgatam l « la souffrance non encore causée doit être évitée » (YS II.16). Cette phrase lui donne un courage énorme ; le voici envahi par la certitude d'une rive prochaine, d'un au-delà de cette caverne de douleur (duhkha), plus léger, plus dansant. Une vision le frappe : la souffrance est une barrière sur le chemin de la liberté, et c'est là l'obstacle qu'il faut éliminer. Alors, la liberté serait-elle son destin, son dharma, l'accomplissement de sa figure ? Quelle promesse !

Mais d'où vient donc cette souffrance dont il faut se libérer ? Il réfléchit...

 

 

 

Comme le saumon, remonter à la source

Que la cause de la souffrance soit l'identification (samyoga), oui, il croyait l'avoir bien compris. Cette union entre "cela" qui observe et "cela" qui s'offre à l'observation, il en avait déjà entendu parler par d'autres grandes personnes. Elles ne disaient ni "observateur" (drashtri) ni "objet d'observation" (drishya), mais elles disaient "l'être et l'étant","l'essence et l'existence", et parlaient aussi de cette relation belle et compliquée que chaque terme entretient avec l'autre, relation de service mutuel et d'effacement de soi-même. L'objet est indispensable à l'observateur ; sans lui il ne serait jamais possible de prendre conscience de soi, or la souffrance ne pourra se soumettre qu'à ce moment-là. Il fallait remonter comme le saumon à sa source, remonter depuis ce qui caractérise la personnalité de l'extérieur (a-vishesha), à ce qui fait l'essence même de la personne (vishesha, YS 11. 19), se séparer progressivement des attributs qui constituent le "je" pour arriver à "l'Être" (purusha). Mais que resterait-il après cette dernière séparation ? La source ineffable ? Le dépôt initial à nous confié depuis la nuit des temps ? Le purusha ?

 

Il réfléchit encore...

 

Un jour, une dame a dit : « Nous ne possédons rien au monde, car le hasard peut tout nous ôter, sinon le pouvoir de dire "je" ; et aussi « C'est cela qu'il faut donner à Dieu, c'est-à-dire détruire... ».

Jusque-là c'était concevable mais elle ajouta pour conclure : « Il n'y a absolument aucun autre acte libre qui nous soit permis, sinon la destruction du je »*. Elle exagère, se dit-il... Sûrement quand elle était petite, son papa ne lui a jamais chanté doucement la comptine que la fée m'a glissée dans l'oreille. Car notre petit bonhomme en bois était très touché par cette idée d'union nécessaire, efficiente, si vivante, productrice finalement de liberté.

 

Mettre en œuvre le discernement

Quand il a entendu dire que la cause de cette union (samyoga) était l'ignorance (avidyâ), il ne l'a pas cru. Comment cette union si féconde pourrait-elle être une erreur ? Quelque chose qu'il faut défaire ? C'était dur.

 

Il réfléchit à nouveau... Confusément, il comprit ceci : dans l'union (samyoga) le préfixe "sam" indique une union si complète qu'elle ne respecte plus les différences

fondamentales de ce qu'elle réunit. À la fin, elle les mélange, les fond ensemble jusqu'à, peut-être, les confondre.

 

C'est de cela que l'ignorance est la cause, non qu'ils jouent ensemble, ces petits jumeaux, qu'ils se servent de miroir, de manifestation l'un à l'autre, mais qu'à la fin ils se confondent, qu'ils se fassent passer l'un pour l'autre, ces enfants terribles.

 

En les observant, il fallait mettre le discernement (viveka) en rouvre, qui permet de les distinguer, ensuite d'aider chacun à retourner à sa vraie nature qui est pour l'un de se démettre, pour l'autre d'accepter son immobilité et son silence.

Sur cette immobilité et ce silence, il sentait bien qu'il fallait à nouveau longuement réfléchir, il sentait qu'il faudrait, comme au jeu de l'Oie, retourner sans cesse au cinquième aphorisme du deuxième chapitre. Aller du 15 aux suivants et retourner au 5.

 

 

La question que la philosophie appelle ontologique était posée, dans la bévue, la méprise, entre l'Être (âtman), et le non-être (an-âtman).

Parménide aussi disait que le non-être, la négation, appartient au changement, au mouvement, au devenir, et l'être à l'immuable, à l'intemporel, et il ajoutait : «Tu ne plieras pas l'Être au non-être». Pinocchio se dit que c'était bien cela, avidyâ : plier l'être au non-être, les coucher sur le même pli, prendre ce qui est regardé pour ce qui regarde, le mental pour la conscience, la prakriti pour le purusha.

 

Il était confiant. Il tenait le bout du fil, comme Ariane, ou Thésée, il ne savait plus très bien. Une vieille histoire de labyrinthe et de Minotaure ; mais il était bien décidé à ne plus le lâcher et à chercher à reconnaitre qui est qui ; à attendre, pour voir enfin ce qui reste. Il écarquillait bien les yeux et les oreilles pour ne pas s'endormir avant l'arrivée en scène de ce fameux purusha.

 



16/07/2012
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